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On/Giri :

La dette de gratitude/l'obligation morale

  Levi-Strauss dans une formule laconique, résume les relations sociales comme un échange de femmes, de mots et de biens. Il est intéressant de noter que, dans nos sociétés occidentales, les échanges économiques sont incroyablement développés, mais ce nfest pas forcement le cas pour les rapports sociaux en général. La société nippone repose sur une trame beaucoup plus complexe. En particulier le don et contre-don joue un rôle particulier, basé sur le concept dfobligation morale (Giri) et dette de gratitude (On) : jfai une certaine obligation morale vis-à-vis de mon vieux professeur. Je ne ressens aucune obligation physique, mais pour rester fidèle à mon éthique personnelle, je me sens obligé de lui prodiguer un certain respect. Cette relation est assez naturelle. Elle sfétend au plus grand nombre, dans un méli-mélo dfobligations croisées, réglées dfun métronome comptable. Jfai une dette de gratitude envers untel parce qufil mfa permis grâce à ses contacts chez Honda, dfacheter le dernier coupé, autrement introuvable.

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Une relation purement économique a ceci de particulier qufelle nfimplique pas dféchange dfaffect. Bien sûr on peut acheter une voiture par amour pour le modèle. On peut aimer le style dfun coiffeur plus que celui dfun autre. Mais a lfissue de la transaction, les partis impliqués ne se doivent plus rien. Il y a échange dfargent dans des proportions qui impliquent que la transaction est équilibrée pour les deux partis ; après lféchange, ils sont quittes. En réalité, les échanges sont rarement purement économiques. Ainsi quand jfachète une escalope à mon boucher, je lui paye le prix au kilo ; mais il y a les bons et les mauvais morceaux. La dernière fois la viande était dure comme de la carne et il me doit une faveur pour cette fois, alors que jfai mes beaux-parents à déjeuner. De même quand jfachète une voiture, il se peut que je sente une certaine fidélité vis à vis de la marque. Les grandes marques dépensent des fortunes chaque année pour essayer de développer ces liens affectifs.

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La régulation des rapports japonais est encore plus rarement du ressort de lféconomique. Ainsi, en sortant dfun restaurant, la formule de politesse courante est : « Gochiso sama deshita », qui signifie littéralement : « merci de mfavoir invité ». Il est clair que dans lfinconscient collectif, vous vous adressez à votre hôte et que celui vous considère non comme un client mais comme un invité. La relation économique nfa aucune importance. La prochaine fois, il vous dira « bienvenu ; vous nous avez manqué » (autre formule courante). Bien entendu, comme notre « sfil vous plait », ces formules ont perdu tout sens littéral, mais elles nfen sont pas moins symptomatiques dfune certaine psychologie. De même, quand on vous tient la porte vous dites « sumimasen » qui contient un mélange de « merci » et de « pardon ». La gratitude est teintée dfexcuses, qui impliquent une certaine dette.

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Ca marche un peu comme les invitations à dîner dans les couples bien comme il faut. On vous invite ; cfest alors à vous dfinviter (on peut éventuellement être invité deux fois de suite, mais il faudra compenser) etcc Les notes affectives sont comptabilisées comme sur lfardoise dfun bar de banlieue. Le concept a été un peu malmené par Ruth Benedict dans son célèbrissime essai sur lfarchipel. Elle insiste en effet sur le coté contraignant dfune obligation. La société japonaise serait  empêtrée dans un inextricable réseau de contraignantes dettes de gratitude. On naît avec un certain nombre dfhypothèques (reconnaissance parentale inconditionnelle ; devoir envers lfempereurc) qui se multiplient avec les années. Il faut aussi garder le compte de toutes les faveurs à rendre ainsi que toutes celles qui nous sont dues. Ce qui peut apparaître comme un cauchemard comptable, peut aussi apparaître comme assez naturel. En fait la connotation négative du terme « obligation » lfempêche de traduire exactement Giri. Le concept contient aussi une certaine dose de générosité.  

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Tout commence par lfimaginaire ; la relation idéale dans lfinconscient collectif. Il serait un peu décevant de ne pas donner une histoire de Samouraïs. Alors voilà : deux  dfentre eux avaient coutume de se réunir régulièrement pour discuter des arts et de philosophie. Ils avaient continué cette tradition jusqufà un age avancé. Un jour lfautre ne se présenta pas le jour dit. Dehors la neige tombait. Quand son ami ne présenta pas à lfheure dite, lfautre pensa que prendre la route par ce temps serait pure folie. Plus tard dans la soirée, le deuxième arriva pourtant. Il nfavait pas oublié la promesse et sfexcusa humblement dfêtre en retard. Il avait marché 14 heures dans la neige. Si cet idéal social nfest pas appliqué à la lettre, il nfen présente pas moins un modèle vers lequel on sforiente ; on tend.  

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Obligation envers son empereur ; obligation envers ses parents ; obligation envers ses professeursc Le concept ressemble décidément à lfétreinte du python. Il est en fait plus sympathique qufil nfy paraît car il est fondamentalement teinté dfhumanité. En effet, ce mélange dfhonneur et dfaffection permet une légitimité sociale basée sur le don (et pas par exemple sur lfaccumulation de biens). En effet, la meilleur facon de me faire des alliés est de multiplier les faveurs. Je crée alors une dette de gratitude (On) qui mfassure soutien et respect. Dans les grandes corporations commerciales, ces mécanismes sont encore en place. Mon collègue me raconte qufun chef de département de ma compagnie (américaine), sommé de licencier un de ses employés pour des raisons économiques, ne put en trouver un qui déméritait. Il préféra donner sa démission plutôt que de faire un choix. Ainsi, cette soi-disant obligation sociale est teintée de chaleur humaine (Ninjo). Le fait qufune telle dette dfhonneur puisse être reconnue permet des stratégies sociales impossibles dans nos sociétés où le rapport marchand a rendu les relations humaines plus impersonnelles.  

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Cette symbolique se cristallise dans un certain nombre de domaines. Ainsi la vie sociale est ponctuée dfun nombre infini de cadeaux qui sont donnés selon un code strict qui rappelle la sophistication du Keigo. Contrairement à nos civilisations judéo-chrétiennes, le concept du cadeau est loin dfêtre gratuit et désintéressé. Il nfest pas non plus antagoniste ou compétitif comme dans certaines sociétés archaïques décrites par Mauss, (autre père de lfethnologie). Il répond à un code strict et alambiqué : tel pour un enterrement, tel pour une naissance ; tel pour votre supérieur, tel pour votre employé. Si vous recevez un cadeau à lfissue dfune faveur, il est possible que vous deviez ré-offrir à votre tour un cadeau (contre-don) afin de vous affranchir du don ; ce cadeau devra bien entendu être plus petit que le premier ce qui assure que la série de dons mutuels aura un nombre fini dfétapes. Les dettes sfempilent  lfune dans lfautre comme autant de poupées russes.  

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La civilisation du cadeau est un thème très populaire dans la littérature internet. En effet le réseau est une formidable base de données où une flopée dfinconnus poste des tonnes dfinformations gratuitement. Les communautés dfinformaticiens furieux qui peuplent la toile ressemblent un peu à celles plus traditionnelles que lfon peut rencontrer dans le monde académique, où lfon construit sa crédibilité par lfintermédiaire de la publication dfarticles dans le domaine public, comme autant de dons à la communauté. Même sfil ne faut pas perdre de vue que le coût marginal de publier un document sur la toile est infime, lfédifice social nfen repose pas moins sur des piliers sensiblement différents. Vers une société postmoderne dont les fondements trouveraient leurs racines dans le microcosme traditionnel dfun archipel lointain ? Lfidéalisme social nfest pas mort !  

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Ce système complexe fait une fois de plus lféconomie de lfanalyse (dans ce cas économique ; voir Satori) pour gérer les rapports humains plus directement. Qui dit humain dit aussi capharnaüm bordelique et contradictoire. Cet imbroglio de dettes croisées donne évidemment lieu à de multiples déchirements dignes de pièces de boulevard. La formule célèbre «si je veux être fidèle à lfempereur, je ne peux être fidèle à mon père » suggère tout de suite que ce genre de logique fournit un matériau parfait pour toute sorte de tragédie. La plus connue est probablement celle des 47 Ronins qui illustrent le Giri de ce lieutenant qui venge la mort de son maître ; lfempereur lui pardonnera sfil se donne la mort. En voilà une autre (la pièce de Bunraku dure huit heures, mais je vais essayer dfêtre bref) :  

Le personnage principal Sugawara est un personnage historique, célèbre expert en calligraphie qui fut nommé ministre d'Etat à la fin du IXième siècle. Il prit sous sa protection trois frères triplés identiques (très rare pour l'époque) qu'il traita comme ses fils. Il les prénomma selon ses trois arbres préférés : Matsuomaru (pin), Umeomaru (prunier) et Sakuramaru (cerisier) ; chacun de ces arbres a une personnalité forte au Japon qui n'est évidemment pas sans rapport avec le destin des trois hommes. Tous trois d'accomplis Samouraïs, ils sont écartelés entre leur allégeance à l'Empereur et leur dette envers Sugawara alors que celui-ci est victime d'une perfide campagne visant à le discréditer. Il finit en disgrâce, banni sur l'île de Kyushu. Ceux qui choisissent son camp pâtissent : Umeomaru et Sakuramaru perdent emploi et statut. Le cas de Matsuomaru est plus critique car son maître n'est autre que Shinhei, celui qui est à l'origine de la perfidie et à qui il doit loyauté. Les frères se battent. Accablé par une maladresse qui a permis a Shinhei de discréditer Sugawara, Umeomaru commet le suicide rituel (Seppuku). Matsumaru va-il rester de glace ? Alors que Sugawara meurt abandonné sur Kyushu, l'attention se concentre sur son jeune fils biologique, seul héritier du maître. Il est caché dans une école de campagne dont le professeur est un fidèle. Les hommes de Shinhei, avec à leur tête Matsumaru encerclent le village. Les autres élèves, fils de paysans, sont tous d'aspect bourru et le fils de l'ancien ministre n'aurait aucune chance de passer inaperçu si par miracle, une nouvelle recrue, fils de Samurai, n'était arrivé la veille. Le professeur cache le précieux enfant à qui il substitue le nouveau venu. La tête de celui-ci est apportée sur un plateau à Shinhei en présence de Matsumaru qui, miraculeusement, identifie l'enfant. Quand la mère de l'innocente victime revient chercher sa progéniture, le professeur cherche d'abord à la supprimer, avant de se rendre compte qu'elle estc la femme de Matsumaru ; celui-ci a donné son enfant pour sauver celui de son ancien mentor. 

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Alors que la société occidentale tend à être régie au sein de la sphère économique, le contrat marginal est beaucoup plus difficile à saisir au Japon. Ré-émerge le mécanisme bien huilé du collectif (Shuudan) dont le duo On/Giri est un des lubrifiants. La dette envers la société toute entière est prise très au sérieux. Ce sens aïgu de la responsabilité explique la célèbre stabilité de lfincroyable édifice social avec ses taux de crimes incroyablement bas (spécialement aux vues de la surpopulation chronique) ; la relative stabilité du noyau familial ; une distribution égalitaire des richesses. Ces mécanismes ont aussi leurs excès et ce type de contrats émotionnels peuvent conduire à des abus ; comme le dit Spinoza : « il nfest pire tyran que celui qui se fait aimer.». Des symptômes sociaux comme le « karoshi » (la mort par le travail ; le surmenage) montrent la puissance un peu effrayante de ces  ressorts psychologiques.


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