Aimai
: |
Ambiguïté
Parmi tous les discours des lauréats du prix
Nobel, celui de littérature est probablement le plus attendu. Nul doute
que Kawabata, premier lauréat japonais du prestigieux prix, se senti
investi dfune mission dfambassadeur culturel auprès des autres nations.
Il délivra un discours alambiqué intitulé « Le Japon,
lfesthétique, et moi » où il citait une série de poèmes
ésotériques Zen, autour du thème de lfimpossibilité dfaccéder à la
réalité par le langage ou la pensée analytique (voir Mushin). Le discours fut
à ce point hermétique, que, trois décennies plus tard, Kenzaburo Oe, le
deuxième écrivain japonais à obtenir la même distinction, appela son
discours « Le Japon, lfambiguïté, et moi ». Il
entrepris, du haut du même gradin, de clarifier les propos de son aîné.
Lfambiguïté (aimai en japonais) du
discours de Kawabata reflétait celle de la culture japonaise, écartelée
par son origine résolument asiatique et son attirance pour lfoccident.
Selon lui, cette ambivalence aboutie à des situations paradoxales comme
lfinvasion quasi-colonialiste des pays du sud-est-asiatique pendant la
seconde guerre mondiale. Mais cette ambiguïté est aussi synonyme de
cosmopolitisme.
La sensibilité japonaise fait preuve dfune capacité à appréhender
dfautres contextes civilisationnels avec une finesse remarquable. Toute
une partie de la population pratique une sorte dfethnologie en herbe.
Ce nfest pas un effort concerté ou analytique, mais une sorte de
relation particulière avec une activité, une culture, un pays. Ainsi, lfemployé de bureau devient
pendant son temps libre danseur de flamenco, spécialiste de
la préparation des abas, amateur de pétanquec Le talonneur
de mon équipe de rugby sfappelle Gokawai. Il fait partie du contingent
de japonais qui joue pour cette équipe de « All
France ». Ses cuisses font deux fois la taille de mes bras. Il
a joué pendant quelques années pour lféquipe première de Narbonne dont
il a rapporté quelques souvenirs. En particulier, il est le dépositaire
de leur code de touche. Cfest une des subtilités du jeu sensée indiquer
à la ligne dfavant où la balle va être remise en jeu. Le code est très
simple : une grosse ville (française) indique la fin de la
ligne, une petite ville, les premiers joueurs. Il faut voir cet énorme
japonais hurler « Marseille ! », avant
dfenvoyer le ballon ovale. On se croirait quelque part dans le pays
basque.
@
Ce goût pour lfexotisme nfest pas un apanage
japonais. Apres tout, cocorico ; les Français aussi furent
particulièrement sensibles à lfesthétisme japonais alors que la période
Meiji voyait lfouverture du pays sur le reste du monde. LfEurope était
alors en plein effort de découverte, analyse, classification et
colonisation dfautres civilisations. Des voyages dfétudes, des
expéditions étaient organisés. Ces voyageurs, à leur retour faisaient
partager leurs découvertes et transmettaient leur enthousiasme. Ils se
rassemblaient en cercles d'initiés. Ils organisaient des congrès (1er
Congrès international des Orientalistes organisé à Lyon en 1878 par
Emile Guimet), fondaient des sociétés d'études (Société d'Etudes
japonaises, chinoises, tartares et indochinoises fondée à l'issue du
Congrès parisien de 1873). Devenus des spécialistes, ils donnaient des
conférences, publiaient de nombreux articles dans les revues d'art.
@
Ces voyages avaient aussi pour but la collection.
Comme le souligne un de ces aventuriers, "la première occupation du
voyageur dans toutes les villes du Japon, c'est de bibeloter ...". Le
plus connu de ces collectionneurs, Emile Guimet avait rapporté de son
voyage trois cents peintures religieuses, six cents statues divines,
des bronzes et des faïences en quantité suffisante pour ouvrir le musée
qui porte aujourdfhui son nom. On ne peut douter de la curiosité
intellectuelle nationale. Mais le paradigme reste le récit
Odysséen : le voyage est présenté comme un long retour, alors
que Pénélope attend lfaventurier en tricotant. Le voyageur garde sa
culture dforigine et fait dans ses récits une forte distinction entre
ici et là bas. Dans le meilleur des cas, cette curiosité a un goût
avant-gardiste : Debussy illustrait ses musiques dfestampes
dfHokusai (en particulier « la mer » avec cette
célèbre vague dentelée dfécume). Elle peut aussi prendre des allures de
clichés sépia : on part collectionner les bibelots, puis on
rentre pour les exposer dans un musée.
@
Lfapproche japonaise se rapproche plus dfune
adoption. Il y a prise de possession affective du rejeton. Il ne sfagit
pas uniquement de le mettre dans un bocal de formol. Le raffinement est
conservé. Il est ensuite adapté à la culture locale. On joue au
« restaurant français » ; le tout fait
penser à une gigantesque dînette. Cfest le concept du microcosme. On
reproduit une atmosphère. Le concept rappel les anciens jardins
japonais qui reproduisaient en miniature des paysages connus. Mais ce
nfest pas uniquement du théâtre. Pour obtenir une atmosphère de
bistrot, il ne suffit pas de coller ici et là de vielles affiches
vantant les mérites de tel ou tel apéritif, depuis disparu ou même de
faire venir un comptoir en zinc de Paris. Une atmosphère a quelque
chose dfimpalpable, une personnalité inatteignable par la simple
démarche analytique (voir Katachi).
Le déracinement lui est souvent fatal : un coquelicot que lfon
cueille dans un champ ne survivra pas les rigueurs dfun vase. Bien sûr
il faut parfois faire des concessions. Certaines matières premières
restent introuvables. Il faut parfois faire avec les ingrédients du
bord. La pizza la plus populaire au Japon est probablement aux fruits
de mer. Une pizza agrémentée de poulpes et dfalgues reste une pizza.
Lforgane civilisationnel a été transplanté, mais il palpite toujours,
irrigué par sa culture dfaccueil.
@
Pendant la période Showa, les prénoms féminins mio et hana
(fleur) étaient si courrant que le phénomène donna lieu à une
expression : miihaa. Le
mot désigne ceux qui suivent aveuglément la tendance. Cfest un peu
lfimage que projette le Japon : une nation pas très sur de sa
propre personnalité, qui assimile à grande vitesse des pans entiers de
culture étrangère : le système politique, la culture
cosmopolite et lfart de la Chine classique ; les progrès
techniques et sociaux venus de lfOuest pendant la période Meiji. Une
nation qui nfaurait pas de colonne vertébrale culturelle, un peu
« soupe au lait ».
@
Ce trait de caractère reflète en fait la
conviction nipponne qufil nfexiste pas de référence culturelle
fondamentale. Le monde est flottant (voir Ukiyo) et il nfexiste
pas plus dfattaches culturelles fixes que de repères immuables. Ainsi,
la culture japonaise est malléable, modelée au fil des ans par, entre
autre, une interprétation personnelle dfapports extérieurs. En fait les
attaches culturelles nippones sont si faibles que la plupart des
antiquités japonaises ne se trouvent plus sur lfarchipel après le
véritable ratissage des orientalistes occidentaux au début du vingtième
siècle. Le plus grand musée dfart japonais se trouve à Boston (Boston
Muséum of Fine Arts). Lfhomme derrière la collection, un certain Ernest
Francisco Fenollosa, était professeur à lfuniversité de Tokyo.
Orientaliste, il aida un groupe dfartistes japonais à garder en vie le
style de peinture Nihonga
(japonais ; voir Sumi) alors que le reste
du pays se passionnait pour lfart occidental (voir les capacités
schizophrènes de lfarchipel dans Ukiyo).
Essayons de mettre cette caractéristique culturelle dans un contexte
géographique. Lfarchipel est caractérisé par un isolement particulier.
Lfîle est entourée de mers dangereuses, difficilement navigables. Cette
forteresse naturelle a eu des applications militaires : les typhons qui
balayent la mer du Japon ont eu raison par deux fois des flottes
dfinvasions mongoles (les fameux gKamikazeh, les vents divins). Cet
abri naturel a aussi limité les contacts avec dfautres civilisations.
Ainsi, lfhistoire japonaise est jalonnée de périodes dfisolationnisme
plus ou moins forcées. Il nfy a pas eu dfosmose technologique, mais
plutôt de grands bonds en avant; un typhon amena le premier bateau
portugais au XVIième siècle, qui permit lfintroduction des armes à
feu ; trois siècles plus tard, la flottille du commandant
Perry allait amorcer la refonte politique du pays ; lfavidité
pour le raffinement occidental de la période Meiji jaillit
sous leintense pression de frustrations accumulées pendant les
deux siècles dfisolation volontaire imposée par les Shoguns Tokugawa.
Paradoxalement, cet isolement naturel a accru la conscience nippone
pour les apports extérieurs.
@
Les Européens quant à eux, oublient souvent ce
qufils doivent au reste du monde et en particulier à lfAsie. LfEurope
est fier dfavoir inventé la science, les armes à feu et les cartes
maritimes. Par contre celui qui, revêtu dfune chemise à fleur, déguste
un steak au poivre dans un service en porcelaine de Sèvre, nfest pas
toujours conscient de ce qufil doit à lfhéritage des textiles indiens,
de la porcelaine chinoise, et des épices indonésiennes. Le
cosmopolitisme (« Cosmos »
le monde, « Polis » la cité) date
de Socrate, mais lfhybridation des cultures date probablement de la
généralisation des échanges au XVIIième. Quelqufun peut il affirmer
aujourdfhui que le thé ne fait pas partie intégrante de la culture
anglaise ? Peut on imaginer les Pays Bas sans la tulipe
(dforigine turque) ?
@
Ce culte de la culture monolithique nfexiste pas
au Japon. Ce nfest pas dire que lfon nfest pas conscient du relativisme
culturel. Reprenons lfimage de Lévi-Strauss de
deux trains qui roulent côte à côte : leur vitesse relative
régit la capacité dfun voyageur à observer les détails de lfautre
train ; si les trains vont en sens inverse, il ne lui est pas
possible de distinguer ne serait-ce que des visages ; au
contraire si ils ont la même vitesse, il pourra observer à loisir les
mœurs des compartiments qui lui sont mitoyens. Lfambiguïté de cette
relativité des cultures sfintègre parfaitement dans la pensée nippone
(voir Chotto nai).
Cela dit, on y est toujours à lfécoute de ce qufil se
passe ailleurs. Lfhybridation culturelle fait partie intégrale de
lfhistoire. On connaît les emprunts de lfEurope ou de la Chine
classique. On sait moins que le Japon était la ramification finale de
la route de la soie, cette voie de commerce antique qui reliait le
bassin méditerranéen à lfOrient.
@
Elle sfétirait sur plus de 7,000 km jusqufaux
confins de la Chine et de lfInde, irriguant au passage les
caravansérails de Mésopotamie et dfIran puis les bassins dfAsie
centrale, et en particulier la Perse, alors lfune des civilisations les
plus avancées. Si toutes sortes de marchandises, et pas seulement la
soie, sféchangeaient le long de cette route de commerce, celle ci était
aussi fréquentée par quantités de moines errants en quête de sagesse ou
de pèlerinage prosélytique. Cette infrastructure qui permettait le
passage de ces caravanes formait une sorte dfancêtre des autoroutes de
lfinformation. On peut imaginer la puissance exotique et la diversité
de ces caravanes, épices, soies précieuses, instruments de musique
ésotériques, vaisselles destinées à contenir des aliments étranges,
mais aussi grimoires démontrant les théories les plus improbablesc Sous
la dynastie chinoise des Tang, la dynastie impériale nippone était
établie à Nara. Lfempereur, dans son infinie sagesse, créa par décret
le Shoso-in : un temple bouddhiste, dont le rôle
était de répertorier les articles arrivant du continent par la voie de
cette incroyable artère de commerce.
@
Situé dans lfenceinte du plus grand des
temple-monastères de lfère Heijo, Todai-Ji, le complexe abritait
plusieurs pagodes et jusqufà cinquante entrepôts, qui accueillaient les
trésors, ainsi que des documents. Un conservateur chef était chargé de
faire des inventaires à intervalles réguliers en présence dfun envoyé
de lfempereur. La plupart de ces objets provenaient de la cour de Tang,
mais aussi de Perse, et même du bassin méditerranéen. Ceux ci étaient
ensuite étudiés puis reproduit affin dfétendre leur utilisation au
reste du pays. Les objets originaux ont été parfaitement conservés sur
plus de mille ans et offrent maintenant une mine dfinformations
archéologiques. On y retrouve des coupes à vin en verre ainsi que des
cruches, décorées dfarabesques perses, des peignes de jade. Des
matériaux nobles comme lfivoire et lfébène étaient utilisés pour
décorer ces objets. Un riche artisanat reproduit des motifs exotiques,
des scènes de chasse, des animaux fantastiques. Des luths perses
rappellent que la musique dfAsie centrale était alors à la mode dans la
cour des Tang. Leurs corps bombés sfétranglent dans une poignée
caractéristique. Des peintures montrent des orchestres jouant de la
musique à la façon des nomades dfAsie du nord, pendant les banquets
impériaux.
@
Ainsi on retrouve à Todai-Ji des masques du
royaume du Champa, maintenant disparu (situé lfactuel Viêt-Nam). La
plupart des instruments provenant de la cours des Tang sont les seuls
survivant de leur type. Des coupes de verre perses ont été découvertes
lors de fouilles archéologiques en Iran, mais leur séjour sous terrain
leur a fait perdre leur éclat, alors que les exemplaires conservés au
Japon ont gardé leur transparence. Tout apparaît comme si les Japonais
étaient les conservateurs du raffinement mondial, les dépositaires de
civilisations.
@
|